Jean-Marie Seronie, agro-économiste, nous propose une tribune sur les atouts économiques et agronomiques de la luzerne dans les agrosystèmes. Une plante qui pourrait, selon lui, contribuer à la révolution agroécologique du XXIe siècle.
La luzerne est certainement une des plus anciennes plantes cultivées, provenant, comme le blé, du croissant fertile il y a dix mille ans. Disruptive, elle le fut une première fois dans notre histoire agricole, en contribuant au XVIIIe siècle à la révolution agricole marquée par la fin de la jachère et le développement des cultures fourragères. Elle a permis le développement, conjugué sur les mêmes exploitations agricoles, des cultures et de l’élevage. Au lendemain de la guerre la surface cultivée en luzerne a cependant commencé à décliner avec la spécialisation progressive des exploitations soit en cultures soit en élevage. Le développement de la déshydratation, fortement aidée par les aides de la PAC jusqu’au milieu des années 2000, a toutefois permis aux cultivateurs n’ayant pas d’élevage de trouver un débouché pour la luzerne et aux éleveurs d’élargir leur approvisionnement.
Une plante agroécologique
La période que nous vivons est a priori très favorable au développement de la luzerne. En ferons-nous une des plantes phares d’une autre révolution : l’agroécologie ?
L’élevage français a besoin d’augmenter son autonomie protéique : introduire la luzerne dans la ration des animaux est une solution. Les producteurs de grandes cultures cheminent vers des itinéraires techniques recourant de moins en moins à la chimie de synthèse et cherchent à développer la biodiversité : introduire une luzerne dans la succession culturale y contribue.
Chacun connaît l’intérêt agronomique de la luzerne : fixation naturelle de l’azote, système racinaire explorant le sol en profondeur avec donc une forte capacité de mobilisation de l’eau et d’amélioration de la structure du sol, plante ayant un fort pouvoir couvrant et donc facilitant la maîtrise des adventices.
En système de polyculture-élevage la luzerne est un élément central pour développer l’autonomie fourragère en protéines. En système de culture conduit en agriculture biologique l’introduction de la luzerne dans la succession culturale semble un incontournable. Qu’en est-il en système de grandes cultures dit « conventionnel » ?
Les avantages agronomiques indéniables de la luzerne se doublent-ils d’un intérêt économique suffisant pour que cette culture trouve sa place avec un débouché industriel en déshydratation ?
Avoir une vision économique pluriannuelle
Des analyses de groupe conduites par le CDER de la Marne sur plusieurs années montrent que la comparaison des marges brutes est favorable aux cultures céréalières ou de colza rapporté à celle de la luzerne. Le différentiel de marge brute, sur une moyenne quinquennale, est de l’ordre de 200 euros /ha.
Le plan protéines végétales 2014-2020 apporte plusieurs corrections à cet écart. Les hectares cultivés en luzerne bénéficient d’une aide couplée (de 150 euros en 2016) ce qui annule presque l’écart de marge brute. Par ailleurs un hectare de luzerne compte pour 0,7 ha au titre des cinq pour cent de surfaces indispensables en surface d’intérêt écologique.
Il s’agit cependant là d’une lecture primaire de la marge brute calculée sur une seule année. Cette approche devient véritablement obsolète. En effet la démarche agroécologique conduit de plus en plus à adopter une réflexion pluriannuelle. Celle-ci peut se décliner sous deux axes : les effets d’une culture sur la succession culturale d’une part et l’analyse du risque d’autre part.
Le précédent luzerne est favorable pour la culture céréalière suivante. Les enquêtes constatent régulièrement un gain de rendement de 3 à 4 quintaux et un apport « gratuit » d’azote d’une trentaine d’unités. Les centres de gestion estiment ce gain, rapporté à l’année, à 80 euros par hectare de luzerne.
L’équation comparative devient donc plutôt favorable à la luzerne avec un écart « moyen » négatif de 200 euros ramené à 50 euros avec l’aide couplée. Le raisonnement pluriannuel en intégrant le gain sur la culture suivante permet donc de conclure à un écart positif « en moyenne » favorable à la luzerne.
Enfin, et ce n’est pas négligeable, c’est une production économe en main-d’œuvre et façons culturales. En effet une luzerne, bien implantée, est profitable pendant trois campagnes. Ceci peut être vu comme une contrainte dans la gestion de l’assolement et de la rotation par un phénomène d’inertie… mais c’est également une source notable d’économie de coûts de structure (matériel, temps de travail).
Un véritable stabilisateur du risque
Si nous regardons la gestion du risque. La diversité culturale apportée par une culture supplémentaire durant trois ans comme la luzerne permet de casser, sans frais, le cycle de différents bio-agresseurs ce qui est un facteur sensible de réduction du risque sanitaire. Au plan économique, en raisonnant hors année « catastrophique », la marge brute d’une culture de blé connaît des variations de plus ou moins 20% autour de la valeur pivot constituée par la marge brute moyenne sur plusieurs années. S’agissant de la marge brute de la luzerne cette variation autour du pivot n’est que de 5%. De ce point de vue la luzerne est donc un facteur de stabilisation de la marge brute globale de l’exploitation aussi bien techniquement qu’économiquement.
Cette stabilité économique semble durable car elle est le fruit d’une filière très structurée et rationnelle. Une société commerciale unique traite 80% de la luzerne déshydratée. Elle cherche à réguler le marché pour stabiliser le prix en équilibrant et différenciant son offre sur trois types de marchés national, européen et grand export notamment asiatique profitant du très faible coût du fret maritime. Par ailleurs une politique volontariste de stockage permet de réguler l’offre sur plusieurs campagnes. C’est donc une garantie de stabilité relative pour l’agriculture dans un contexte de prix de plus en plus instables.
L’agriculture évolue dans un contexte économique de plus en plus fluctuant, la luzerne est un facteur de réduction du risque au plan technique comme d’un point de vue économique.
L’agriculture évolue vers des systèmes de culture et des itinéraires techniques cherchant à utiliser de plus en plus les bénéfices de la nature, l’introduction de la luzerne dans l’assolement s’inscrit facilement dans cette perspective.
Risque, performance écologique et économique… la luzerne est sans doute une plante de la révolution agricole du XXIe siècle.