Magali Reghezza : « Oui, il faut stocker de l'eau, mais pas n’importe où, n’importe quand, n’importe comment »

Plus d'un an après Sainte-Soline, des manifestations contre les mégabassines se déroulent actuellement en Poitou-Charentes. Découvrez ou redécouvrez l'interview éclairante de Magali Reghezza, maître de conférences, habilitée à diriger des recherches en géographie à l’ENS et membre du Haut Conseil pour le climat.

Magali Reghezza, membre du Haut Conseil pour le climat et maître de conférences, habilitée à diriger des recherches en géographie l'École nationale supérieure.

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Comment définiriez-vous la sécheresse : est-ce uniquement lié au fait qu’il ne pleuve pas ?

Magali Reghezza : Il existe différents types de sécheresses qui se conjuguent. Un déficit prolongé de pluie est appelé sécheresse météorologique. Ce déficit est relatif à la période de l’année et à la région considérée. Le déficit pluviométrique est considéré comme une situation « normale » l’été dans le bassin méditerranéen. La végétation est adaptée, avec des racines profondes, qui vont chercher l’eau loin dans le sous-sol, et des formes plus ramassées, des feuilles vernissées, etc.

C’est plus compliqué dans des régions où le climat estival est moins sec. La sécheresse météorologique peut entraîner une sécheresse hydrologique : les cours d’eau ont un débit faible (on parle de basses eaux et d’étiage), voire quasi nul (on parle d’assec). Le débit des cours d’eau varie en effet en fonction de la pluie. En outre, les précipitations peuvent tomber sous forme de neige, dont la fonte va alimenter les cours d’eau au printemps. La fonte des glaciers en été prend le relais pour les alimenter (torrents de montagne).

La sécheresse hydrologique concerne aussi le niveau des nappes phréatiques, c’est-à-dire de l’eau qui circule en profondeur dans des roches appelées « aquifères ». Les nappes se remplissent à l’automne et en hiver : d’un côté, il pleut, de l’autre, la végétation ne capte pas encore l’eau pour sa croissance. En cas de déficit de pluies hivernales, les nappes ne se rechargent pas ou pas assez pour l’été. Enfin, on parle aussi de sécheresse des sols qui correspond à un déficit hydrique sur 1 à 2 m de profondeur. On l’appelle aussi agricole, car elle a des conséquences terribles pour les productions végétales. Elle est liée à la conjugaison d’un déficit de pluie et de la présence de végétation. Celle-ci a besoin d’eau, et en période de forte chaleur, elle transpire. Les racines vont alors absorber l’eau du sol.

La tentation serait grande de maximiser les rendements par de l’irrigation et d’étendre les surfaces irriguées. C’est un piège qui condamne à moyen terme nos agriculteurs.

 

Le stockage de l’eau est-il la solution d’avenir ?

M. R. : Dans un climat réchauffé par l’homme, les sécheresses seront plus intenses, plus longues, plus fréquentes et commenceront plus tôt pour finir plus tard. La végétation sera plus précoce, ce qui limitera d’autant la période de recharge des nappes. Et comme il fait plus chaud en moyenne, l’évaporation et l’évapotranspiration augmentent. On aura donc à la fois moins d’eau disponible (et ce, même si on n’a pas encore de certitudes sur la variation des pluies en hiver) et des besoins en eau croissant des plantes.

Il va donc falloir réduire la demande, en utilisant des variétés ou des espèces moins gourmandes, en plantant différemment, en réduisant aussi les prélèvements qu’on jugera non essentiels, et faire des réserves pour les périodes de sécheresse intense. Donc oui, il faut stocker, mais pas n’importe où, pas n’importe quand, pas n’importe comment, et pas en s’imaginant que cela permettra de maintenir la demande actuelle inchangée, voire de disposer de plus d’eau.

À quelle échelle devons-nous penser et gérer la ressource ?

M. R. : Toutes les échelles sont à prendre en considération. De la maison individuelle jusqu’au bassin-versant. Mais pas n’importe comment. Il faut optimiser l’usage et donc rendre plus efficace le stockage. Par exemple, le stockage en surface est de moins en moins pertinent du fait de l’évaporation. Le consensus scientifique est très clair. Quand cela est possible, il faut d’abord préserver l’eau stockée naturellement dans les sous-sols, c’est-à-dire les nappes. Celles-ci sont en mauvais état, tant du fait de prélèvements trop importants, que des pollutions.

Les nappes doivent être protégées de façon prioritaire. Sans elles, il faut craindre un effondrement accéléré de la biodiversité des sols par exemple. Avec des conséquences dramatiques.

Et comment l’agriculture doit s’adapter ? Faut-il reconsidérer le principe de l’irrigation ?

M. R. : L’agriculture s’est toujours adaptée. Mais les solutions qui ont marché par le passé, tout en mettant des siècles à se construire, ne sont plus forcément pertinentes. Parce qu’elles consomment trop d’énergie, et de ressources, émettent trop de CO2 et portent atteinte à la biodiversité et in fine enferment les producteurs dans des pratiques qui seront inadaptées face au bouleversement climatique dont nous n’avons aujourd’hui qu’un tout petit aperçu.

Avec les vagues de chaleur extrême, il faudra irriguer. Mais pas n’importe comment, n’importe quand et avec n’importe quelle eau. De plus, avec le changement climatique, le potentiel de rendements est compromis. La tentation serait grande de maximiser les rendements par de l’irrigation a tout prix et d’étendre les surfaces irriguées. C’est un piège qui condamne à moyen terme nos agriculteurs.

Quels usages sont à prioriser et comment partager cette ressource précieuse ?

M. R. : L’eau est un bien commun et n’appartient à personne. Une fois que l’on a dit ça, on n’a pas dit grand-chose, car tout l’enjeu est de définir quels sont les usages essentiels de l’eau pour abreuver les humains, le vivant, les activités industrielles et les loisirs. On a besoin d’eau pour tout et tout le temps. Il faut donc protéger la ressource, y compris sa qualité, mais aussi l’utiliser avec parcimonie, de façon raisonnée.

Il faut arbitrer entre des intérêts parfois contradictoires, afin de les faire converger au service de l’intérêt général. Avant de partager l’eau, il faut que l’on partage le sentiment de justice. A-t-on veillé à une répartition équitable ? Et pour cela, il faut retrouver des arènes de dialogue apaisé, où l’on s’appuie sur la science de manière éthique, c’est-à-dire où on ne lui fait pas dire ce qu’elle ne dit pas, et où on donne la vérité des prix. Même si elle ne fait pas plaisir à tout le monde.

En 2022, s’est conclu le Varenne de l’eau. Apporte-t-il des recommandations adaptées à la problématique ? Le problème de la politique de l’eau en France est qu’elle repose essentiellement sur des actions sur l’offre, grâce à des solutions technologiques visant à optimiser l’efficacité des prélèvements et à maintenir constante (voire augmenter) la disponibilité de la ressource. L’action sur la demande est une action ponctuelle, réactive face à des situations de pénuries, avec des restrictions ou des taxes et des incitations au petit geste.

Ni nous ni nos enfants et petits-enfants ne connaîtront plus le climat que nos ancêtres ont connu des siècles durant. Le climat des siècles derniers a connu des fluctuations naturelles, mais le réchauffement climatique d’origine humaine s’ajoute à cette variabilité naturelle du climat et rebat les cartes. On a donc besoin d’efficacité (optimiser les usages) et de sobriété (éviter les prélèvements non essentiels) pour réduire la demande et l’ajuster à une offre qui diminuera de toute façon.