Alors qu’il poursuit une « vision grand cru » avec son Domaine de l’A situé en appellation castillon-côtes-de-bordeaux, Stéphane Derenoncourt a surpris son monde en lançant « BDX le jus ». Produit à 15.000 bouteilles – 50.000 prévues en 2024 –, ce vin de négoce est vendu 10 € et commercialisé directement en circuits traditionnels (restaurants, cavistes et distributeurs) et à l’export. Un exemple à suivre pour sauver Bordeaux ?
>>> Vous avez sorti, il y a quelques mois, une cuvée baptisée « BDX le jus ». En quoi est-ce une « tentative (d’)assumer la noblesse d’un petit vin, accessible, destiné au plaisir immédiat » ?
Stéphane Derenoncourt : L’idée est venue d’une réflexion sur la marque. Je trouve qu’à Bordeaux, nous avons la légitimité de créer des marques mais qu’aujourd’hui celle de Bordeaux n’est plus dans l’air du temps. Nous avons donc fait une étude sur ce qui pourrait la rendre plus accessible, et nous avons fait en sorte de cocher toutes les cases demandées actuellement par les consommateurs. C’est-à-dire de la légèreté, de la digestibilité, une forme de pureté car sans artifices.
« BDX le jus » est un assemblage à 50/50 de merlot et de cabernet franc. Il est issu de plateaux calcaires de l’Entre-deux-Mers parce qu’au-delà du côté un peu rock’n’roll et facile, je voulais qu’il ait une identité bordelaise et propre à la rive droite où j’habite. Le calcaire apporte un côté salin qui donne beaucoup de fraîcheur et de digestibilité à ce vin. La vinification est très simple et très courte. Moins de 15 jours, peu d’extraction, pas de bois, pas d’élevage et une mise en bouteille en mars.
>>> À la dégustation qu’est-ce que cela donne ?
S. D. : Il est assez explosif au niveau du fruit et très proche du raisin. Comme il est très peu extrait il a une grande souplesse en bouche. L’identité cabernet franc sur calcaire est marquée, ce qui fait qu’il présente en bouche une certaine tension, voire une petite austérité, une sensation d’acidité. Nous avons cherché cela pour contrebalancer la marque Bordeaux qui cherche plutôt de la sucrosité et de la rondeur. Nous avons vraiment essayé de casser les codes : pas d’intrants, pas d’élevage, pas de millésime.
Chaque édition sera néanmoins un témoin de son millésime et cette marque ne sera pas figée. Elle pourra créer de la surprise. Le fait de reproduire le même goût année après année, je trouve ça un peu fake. Le goût de ce vin, sa forme, son encépagement pourront changer. La priorité sera toujours donnée aux qualités organoleptiques et non à un style figé.
>>> Les raisins ont été cultivés et vinifiés par Christophe Québec, vigneron bio installé à Rauzan. Vous lui avez acheté le tonneau 2.400 euros, votre vin est vendu 10 euros la bouteille. C'est un message envoyé au négoce ?
S. D. : C’est un tarif qui me paraît cohérent pour permettre à une entreprise de faire correctement son travail, de payer ses salariés, voire d’investir un peu. Sur un métier comme celui de vigneron, on ne peut pas amener des gens à détester leur métier. Je ne vous cache pas que ce produit est aussi un très bel outil de communication pour donner mon avis sur la situation à Bordeaux.
On assiste à l’agonie de toute une tranche de la production, notamment des petites appellations de type bordeaux et bordeaux supérieur. La demande est en berne et pour essayer de la stimuler, on baisse les prix à des niveaux qui sont complètement ridicules. On est arrivés à des transactions à 600 € le tonneau, ce qui est indécent et tout le monde le sait. Je vois dans ces transactions une forme de torture. Il était donc important pour moi que ce partenariat se fasse avec un prix d’achat qui soit très justement rémunéré.
>>> Selon vous, pour s’en sortir, la filière bordelaise devrait s’inspirer de l'approche que vous avez mise en œuvre avec « BDX le jus » ?
S. D. : Je ne remets pas en cause le grand vin de Bordeaux fait pour durer 20 ans et qui s’inscrit dans la culture des grands crus. C’est d’ailleurs le sujet de mon domaine personnel. Mais je pense qu’on ne peut pas vendre 100.000 ha de grands crus et qu’il faut arrêter de faire de faux grands crus.
La force de Bordeaux, c’est de pouvoir proposer une offre qui aille de 10 € à 1.000 €. Cette offre ne peut tenir que s’il y a différentes strates, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. On est sur deux extrêmes. D’un côté des vins hyper qualitatifs qui sont devenus des produits de luxe et de spéculation, et de l’autre, des vins de consommation. À partir du moment où l’on retrouvera une cohérence entre les petits et les grands, cela créera une dynamique qui pourra faire repartir Bordeaux. C’est la place idéale pour faire des vins sur le thème de la fraîcheur, sexy et faciles à boire.
>>> Est-ce qu’une entreprise en difficulté peut encore faire un vin dans ce style ?
S. D. : C’est beaucoup plus simple, beaucoup moins chronophage et moins cher à élaborer qu’un vin dans lequel on met du bois, qu’il soit sous forme de barriques ou de copeaux. Depuis la sortie de « BDX le jus », j’ai eu énormément de contacts avec des gens qui l’ont goûté et qui veulent savoir comment il est fait.
Il faut être un peu fin sur la date de vendanges parce que c’est ce qui va déterminer le style du vin, mais techniquement il n’y a rien à faire. C'est une forme d’infusion dans la cuve avec très peu de remontage et une extraction naturelle des tanins. Les cépages étant taniques, on peut travailler de cette manière. Les vins ne sont ni creux ni dilués.
>>> Les consommateurs ont aussi des attentes sur le plan environnemental. Bordeaux est-il au rendez-vous ?
S. D. : Bordeaux est sans doute le leader mondial en matière de remise en cause de ses pratiques face au réchauffement climatique. Pourquoi ? Parce que ce n’est pas simple de cultiver de la vigne ici. On a un climat océanique et un besoin de prophylaxie qui induisent une quête de précision. J’espère que le Bordeaux bashing est en train de se terminer car si l’on regarde les chiffres de conversion, d’engagement et d’adoption de chartes environnementales, Bordeaux est le leader en France depuis plusieurs années de suite.
À Castillon, par exemple, (appellation castillon-côtes-de-bordeaux, NDLR) la vigne représente à peine 30 % de notre écosystème. Nous avons des bois, des forêts, des points d’eau, des animaux, de la polyculture. Nous avons toutes les forces et tous les arguments pour répondre aux attentes actuelles. À partir du moment où nous allons incarner cela et le faire savoir, nous aurons un boulevard devant nous.
Au Domaine de l’A, une philosophie du vivant
Stéphane et Christine Derenoncourt ont créé en 1999 le Domaine de l’A. Situé sur la rive droite en appellation castillon-côtes-de-bordeaux, ce rêve de jeune homme devenu réalité poursuit une « vision grand cru ». « J’aurais adoré acheter un premier cru classé de Saint-Émilion, mais je n’avais pas les financements, glisse Stéphane Derenoncourt. Nous avons commencé avec 2,5 ha et, petit à petit, nous avons agrandi pour arriver aujourd’hui à 12 ha. Pour moi, c’est la dimension idéale d’un petit domaine en matière de gestion d’équipe, de matériel, d’investissement et de charge de travail. Nous essayons d’en faire un petit bijou afin qu’il produise de grands vins. »
Dès son installation, le couple choisit de travailler en biodynamie, puis emprunte le chemin de la conversion bio à partir de 2017. Tourneur fraiseur de formation, le vigneron consultant a commencé son apprentissage vitivinicole chez Paul Barre, pionnier de la biodynamie à Bordeaux. Par la suite, il rejoint un autre vignoble géré selon les mêmes principes, Pavie Macquin à Saint-Émilion. « Je dirais que durant les dix premières années de ma vie professionnelle, je ne savais même pas qu’il y avait autre chose. »
Mais face aux défis de plus en plus grands imposés par le changement climatique, Stéphane Derenoncourt confie « être sorti de la bio cette année ». « J’ai fait un traitement sur la fleur avec un produit pénétrant qui n’est pas dans le cahier des charges et je vais donc perdre mon label. » Une décision prise avec son épouse Christine et motivée par des raisons à la fois environnementales et économiques. « Finir la saison avec 25 traitements, ce n’est pas acceptable en matière de respect du sol, de bilan carbone et de stress, argumente Stéphane Derenoncourt. Aller en bio, c’est accepter la perte, c’est indéniable. Mais quand c’est trois ou quatre ans de suite, cela remet en cause tout un système et c’est dramatique. Cette année, il a donc fallu trancher. »
Le couple ne renie pas pour autant les principes et les valeurs qui l’ont guidé depuis 25 ans. « Notre philosophie consiste à nous dire que nous avons une panoplie d’options, et que nous allons essayer de rester le plus proche de nos convictions en traitant la vigne non pas selon une idéologie fixe, mais plutôt comme quelque chose de vivant avec ses fragilités. »