Shift Project : « L'agriculture est au centre d'enjeux de résilience ou de décarbonation d'autres secteurs »

Au Shift Project, Corentin Biardeau-Noyers, ingénieur projet agriculture, et Clémence Vorreux, coordinatrice agriculture, expliquent ce qu'ils attendent de la grande consultation lancée auprès des agriculteurs par le think tank spécialisé climat et énergie. Déjà, dans un rapport intermédiaire, ils mettent en garde contre les dépendances et les vulnérabilités du secteur, et appellent à une politique d'envergure, donnant aux producteurs agricoles les conditions d'agir.

© Dee karen/Adobe Stock, Shift Project, DR

>>> Quels ont été les éléments déclencheurs de l'initiative du Shift Project sur l'agriculture ?

Clémence Vorreux : Notre volonté, au Shift Project, est de traiter, avec une approche systémique, tous les enjeux liés au climat et à l'énergie dans les différents secteurs de l'économie française. Dans ce cadre, il nous est apparu indispensable, pour être cohérents, d'inclure l'agriculture – de la biomasse au sol, entre autres –, puisque ces éléments ont un impact sur l'environnement et les efforts liés à la décarbonation de l'économie.

Nous avons donc cherché, dans un premier temps, à imaginer la transformation du système agricole français en y intégrant les contraintes physiques : énergétiques, climatiques et d'usage des sols, mais aussi de biodiversité et de ressources non-énergétiques.

Dans un deuxième temps, pour le rapport final, nous souhaitons évaluer la résilience du système français aux chocs (climatiques, énergétiques, géostratégiques…), et nous nous appuyons pour cela sur une vaste consultation d'agriculteurs1.

Pour l'heure, nous avons eu 4.000 répondants exploitants agricoles. Nous en espérons 20.000, soit environ 5 % des agriculteurs en France. Ce rapport final sera publié le 28 novembre. Il sera largement diffusé auprès des autorités et des divers publics, dont les élus, nationaux et à l'échelle locale. Il vise à exposer les besoins d'arbitrages, ainsi que des priorités à mettre en œuvre rapidement.

Car pour l'heure, ce qui est en place ne suffit pas pour espérer atteindre les objectifs de décarbonation de l'économie fixés dans le cadre de la stratégie bas carbone de la France.

>>> Quel constat général dressez-vous pour l'instant ?

Corentin Biardeau-Noyers : Dans le rapport intermédiaire, nous notons d'abord des dépendances et des vulnérabilités. Parmi les dépendances, on trouve évidemment les énergies fossiles, pour les machines, les transports et la fabrication des engrais azotés (issus du gaz naturel), de même que les importations, de soja pour l'alimentation animale, par exemple.

Et parmi les vulnérabilités : les aléas climatiques, bien sûr, et notamment les questions liées à l'eau. L'objectif est de bien comprendre les dépendances, afin de limiter les risques qui pèsent sur le secteur et ainsi de réduire les vulnérabilités à horizon 2050.

Du fonctionnement des tracteurs à l'énergie fossile aux importations d'engrais ou d'alimentation pour les animaux, pour ne prendre que ces exemples, le secteur doit trouver des leviers efficaces permettant de limiter ses impacts, ses dépendances et ses vulnérabilités.

>>> Quels sont donc les leviers à mettre en œuvre pour la transformation du système agricole français ?

C. V. : Certains sont à la main des producteurs agricoles – et nombre d'acteurs travaillent déjà à réduire leurs usages énergétiques et leurs impacts sur la biodiversité ou à s'adapter aux changements climatiques. Mais pour permettre de généraliser ces pratiques, il est nécessaire de définir un cadre, une politique ambitieuse, au niveau de l'État, tout en s'adaptant aux spécificités locales.

Les agriculteurs veulent bien faire, nous en sommes convaincus, mais ils ont besoin d'avoir les conditions qui leur permettent de mettre en place ces leviers. En outre, l'agriculture est au centre d'enjeux de résilience ou de décarbonation qui relèvent d'autres secteurs. L'exemple des robots de traite en est une illustration. Quant à l'industrie aéronautique et l'aviation, qui souhaitent décarboner leurs activités en utilisant des alternatives au kérosène, à base de biomasse ou de déchets agricoles, en particulier, elles devront faire appel à l'agriculture.

À cet égard, la question des choix – faut-il privilégier l'alimentation animale ou l'énergie, par exemple – et celle de l'anticipation et de la planification sont clés, puisque l'un des enjeux sera aussi la gestion des conflits d'usage et de leurs conséquences.

Pour prendre un autre exemple, si une partie des tracteurs fonctionne à l'électricité, il faudra aussi, pour fournir l'énergie nécessaire, adapter le maillage du réseau électrique. Même chose pour l'eau et sa réutilisation, qui nécessitent un cadre technique et réglementaire, ainsi que des infrastructures appropriées. C'est donc bien une vision structurelle et planifiée qu'il faut adopter, et l'articuler entre plusieurs secteurs, dont l'agriculture.

C. B-N. : Au-delà des leviers à la main des exploitants, d'autres relèvent effectivement d'une politique de l'État, pour atteindre la massification nécessaire à un réel impact. D'ailleurs, les leviers doivent se superposer et s'inscrire également dans des changements d'habitudes sociétales.

Favoriser l'agriculture de conservation, optimiser la fertilisation azotée, réfléchir à une relocalisation des productions pour l'alimentation animale, adapter les variétés pour qu'elles soient plus résistantes au dérèglement climatique, mieux gérer les flux logistiques... sont autant de leviers à mettre en œuvre et à articuler entre eux. Certains peuvent avoir un impact très rapide, d'autres, en revanche, exigent plus de temps, mais sont également indispensables.

 

(1) http://grandeconsultationagri.fr/