« Il est urgent de régénérer le vivant dans les sols viticoles »

À la tête du laboratoire d’œnologie éponyme, Matthieu Dubernet s’emploie depuis une dizaine d’années à abattre le mur entre œnologie et viticulture. Son objectif ? Changer les habitudes pour contrer la tendance à la désertification qu’il observe et continuer à produire des vins de qualité. Un combat d’avant-garde, comme le Languedoc est aux avant-postes du changement climatique.

Matthieu Dubernet

Face à des teneurs qui ont « touché le fond » cet année, Matthieu Dubernet a alerté sur l’urgence à nourrir la vigne, notamment avec des apports de fer et de magnésium. 

© Laboratoire Dubernet

Vous employez le mot de désertification pour qualifier les sols viticoles. Comment en êtes-vous arrivé à ce constat ?

La désertification ne signifie pas que le Languedoc va se couvrir de cactus. C’est un phénomène de perte de fertilité défini par la science agronomique. Et c’est ce que nous constatons sur la base de nos analyses : nous voyons un décrochage violent des paramètres physico-chimiques des sols. Par exemple, nous mesurons une teneur moyenne de 1,4 % de matière organique en Languedoc, mais aussi en vallée du Rhône, à Bordeaux. Seule la Champagne est mieux pourvue.

En 20 ans, nous sommes passés de 2,4 à 1,4 % de taux de MO. Soit une perte de 80 t/ha eq CO2. L’équivalent de ce qu’émettent annuellement neuf à dix Français moyens. À l’échelle du Languedoc, à 50 €/t de CO2, cela représente 1,2 milliard d’euros partis dans l’atmosphère. Plus le climat se réchauffe, plus la minéralisation du carbone est active et plus le taux de matière organique diminue. Mais ce phénomène dépend aussi des pratiques viticoles.

Quelles sont les conséquences de cette perte de matière organique ?

La perte de matière organique induit une perte de fertilité, de structure des sols, de résistance au stress hydrique… et de qualité des vins. Nous faisons un lien très fort entre matière organique et équilibre sucre/acide du vin, arômes… Ce constat est dur, mais tout n’est pas fatalité. À chaque fois que l’on remet de la matière organique dans le sol, on voit des améliorations. La réaction est rapide et forte.

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Sur quelles données vous appuyez-vous pour étayer ce constat ?

Pour mesurer le vivant du sol, nous avons développé une méthode qui dénombre directement les cellules microbiennes présentes dans les sols. Sur la base de cette analyse, nous avons établi une note de santé biologique des sols, qui varie de 0 à 100. Et nous rencontrons des sols de vigne qui sont à 10, 50, 70…

Nous avons aussi exploré le ratio champignon/bactéries. Les champignons sont plus utiles à la vigne pour sa nutrition, mais ils sont aussi plus fragiles. Ce ratio est de 20 dans un sol forestier et atteint seulement 3 à 4 dans un sol cultivé. En viticulture, les sols sont à 3 en moyenne. Il est donc urgent de travailler pour favoriser les champignons du sol, par exemple par des apports d’engrais organiques (alors que les engrais chimiques vont favoriser les bactéries).

Quels sont les bénéfices à attendre pour les vignerons ?

La fertilisation de la vigne doit être le premier geste œnologique. Nous obtenons des résultats remarquables en corrigeant la nutrition avec de la fertilisation foliaire. Mais pour aller au fond des choses, il faut intégrer que le sol est un organisme vivant et qu’il est nécessaire d’agir pour régénérer ce vivant dans les sols.

Les champignons sont d’excellents stockeurs de carbone dans le sol. Cette aptitude donne une nouvelle dimension au geste vigneron, dans le cadre de l’approche « 4 pour mille ». D’autre part, les champignons mycorhiziens participent fortement à l’assimilation minérale, par exemple, du phosphore, qui manque énormément dans les sols calcaires, où les engrais phosphorés sont rendus inactifs. En stimulant les champignons, on améliore la biodisponibilité du phosphore. Même chose avec le fer, qui participe à l’équilibre de la maturation, favorisant le maintien de l’acidité, des maturités plus tardives.

Comment les vignerons peuvent agir pour contrer cette tendance à la désertification ?

En premier lieu, il s’agit de se baser sur des mesures : l’agronomie n’est pas une science de gourou, c’est une science mesurable. Dans un second temps, il va falloir faire le tri dans les pratiques. Les couverts sont probablement la meilleure solution pour redonner la vie dans les sols mais seulement s’il y a de l’eau. Tout ne peut pas être préconisé partout. Ces solutions sont même tellement diverses qu’il est illusoire de vouloir les lister dans des cahiers des charges. Pour ma part, je crois à l’injonction de résultat plus que de moyen : c’est préférable pour les viticulteurs, qui sont ainsi responsabilisés. Et c’est très audible par les consommateurs.

Vous citiez la nécessité de la présence d’eau, pensez-vous qu’il faille développer l’irrigation ?

En tant qu’agronome au chevet des sols viticoles, je ne peux que confirmer la nécessité d’irriguer le vignoble. La violence de la crise climatique nous pousse vers une approche holistique et pas seulement centrée sur la physiologie de la vigne. Il ne se passera rien si votre sol est mort. L’irrigation accompagne l’humanité depuis qu’elle a débuté l’agriculture. L’approche malthusienne de l’eau nous inquiète. Les quantités de pluies n’ont pas diminué mais ces pluies deviennent plus violentes. Nous devons pouvoir agir pour augmenter les réserves et ne pas dégrader les réserves naturelles.

Aspersion ou goutte-à-goutte ?

Nous avons réalisé de nombreuses mesures comparant les deux systèmes. Nous avons vu que l’aspersion multiplie par trois à cinq le vivant du sol, pour une même quantité d’eau apportée. Et les résultats œnologiques sont meilleurs également.

Vous avez lancé un appel d’urgence ce printemps, a-t-il été entendu ?

Cet hiver, nous avons vraiment touché le fond en matière d’analyses agronomiques, suite à ce millésime 2023 vraiment exceptionnel, même s’il semble appelé à devenir la norme. Aussi, nous avons souhaité alerter sur l’urgence à nourrir la vigne, notamment avec des apports de fer et de magnésium. Cet appel a été entendu par plusieurs acteurs dans le vignoble et nous devrions arriver à l’objectif de 10 000 ha ayant reçu cette fertilisation d’urgence. L’enjeu est à la fois qualitatif et quantitatif. Une carence en fer peut diminuer le rendement de 20 %. La magnésie est impliquée dans la coulure. C’est un petit investissement qui se révèle payant à court terme.

Mini CV

  • Ingénieur agronome et œnologue
  • Expert à l’OIV
  • 3e génération à la tête des laboratoires Dubernet