Poussée par les bières artisanales, la consommation de bière en France est repartie à la hausse depuis 2014. Des bières « de terroir » qui investissent des circuits traditionnellement occupés par les vins, tels que les restaurants ou les cavistes. Et qui, désormais, se consomment en accords mets-bières ! Épiphénomène ou tendance de fond ?
Lorsque l’on regarde les courbes montrant les évolutions de la consommation en France, le phénomène est net : d’un côté, la consommation de vin diminue régulièrement depuis les années 1980, (même si elle a tendance à se stabiliser ces dernières années), tandis que de l’autre, la consommation de bière, qui baissait depuis 30 ans, s’est remise à augmenter depuis 2014. À tel point que les deux marchés se rapprochent, en volume : 27 Mhl pour le vin, 22 Mhl pour la bière, selon les estimations pour 2018. Des courbes qui ne peuvent qu’interroger : cette tendance va-t-elle se prolonger ? Quelles sont les raisons du retour en faveur de la bière auprès des consommateurs ? Si nous nous garderons bien de prédire le futur, plusieurs arguments peuvent être avancés pour expliquer la croissance des achats de bière : le premier est l’engouement pour les bières artisanales, dont le nombre de producteurs a presque triplé en France depuis 2011.
Qui n’a pas une microbrasserie près de chez lui ? En corollaire, le chiffre d’affaires sur ce marché a représenté plus de 300 millions d’euros en 2018 et pourrait atteindre 400 millions en 2020, soit une croissance de 20 % par an (source : Xerfi).
Extension de l’offre
Ayant repéré cette tendance, les grands brasseurs, dont AB Inbev (Stella Artois, Leffe, Budweiser, Corona…), Heineken et Carlsberg, les trois leaders mondiaux, ont aussi diversifié leurs gammes, en relookant parfois les étiquettes pour reprendre les codes liés aux bières artisanales. Ainsi, l’innovation produit a amené une considérable extension de l’offre. Cette extension a touché les catégories adjacentes que sont les bières aromatisées et les bières sans alcool, qui se sont développées, séduisant au passage de plus en plus un public féminin. Cette diversité a sans doute permis un rééquilibrage du sex-ratio chez les consommateurs de bière, même s’il penche encore du côté des hommes : d’après un sondage Odoxa pour Heineken en 2015, 79 % des Français et 56 % des Françaises consomment de la bière.
En termes d’image, la bière a bien évolué depuis le supporter en pantoufles et sa canette de « Kro ». Désormais, les hipsters barbus et raffinés sirotent des mousses dans les lounges. Les femmes revendiquent le droit d’aimer la bière et d’apprécier des bières non sucrées et non parfumées. Boire de la bière peut donc être chic ou convivial, comme pour un apéritif entre copains.
La distribution a accompagné le mouvement, avec la multiplication des cavistes spécialisés en bières et l’apparition ou le renforcement de rayons bière chez les cavistes dédiés au vin. Des Salons spécialisés ont vu le jour, à l’image de Planète bière, dont la cinquième édition a lieu les 7 et 8 avril à Paris. Plus d’une centaine de brasseurs exposant sont attendus, pour 6 000 visiteurs, avec une journée dédiée aux professionnels. La « culture bière » va s’y afficher, avec des animations, des conférences et même un dîner de quatre plats accompagnés de bière, y compris le fromage et le dessert. D’ailleurs, il existe maintenant des sommelier(e)s en bière.
Vieillies en fût de chêne
En résumé, le marché des bières est actuellement très innovant et ne se fixe que peu de limites à l’innovation. Parmi les dernières tendances sur le marché des bières artisanales, on trouve les bières vieillies en fût de chêne, le barrel aged, à savoir le passage dans des fûts ayant contenu d’autres alcools, si possible prestigieux. Cette tendance, qui permet de renouveler l’intérêt du consommateur, peut s’apparenter au cask finishing des spiritueux. La Brasserie du Mont-Blanc, par exemple, a sorti cet hiver une série limitée de 10 000 bouteilles de bière vieillie en fût. Cette bière ambrée, de triple fermentation (en cuve, en barrique et en bouteille), a séjourné plus de six mois dans des fûts ayant contenu du whisky, ce qui lui apporte de la complexité et des notes de vanille. Autre tendance plus naissante : les bières acidulées, qui semblent convaincre de plus en plus d’amateurs.
Malgré des points communs évidents avec le vin, les producteurs de bière artisanale peuvent-ils vraiment assurer que leurs produits sont issus du terroir ? Certes, ces entreprises sont situées un peu partout en France. Certaines mettent un point d’honneur à utiliser de l’eau de source locale (l’ingrédient qui compose 95 % de la bière)… mais elles sont aussi consommatrices de levures industrielles, de houblon pas forcément local. L’Alsace et le Nord sont, en effet, les deux régions traditionnellement productrices en France.
Toutefois, une volonté de faire évoluer la situation existe. Ainsi, l’an dernier, en Auvergne Rhône-Alpes, l’association des brasseurs indépendants (Biera) a cofinancé une étude technico-économique sur les possibilités de produire localement du houblon bio. Selon cette étude, quelques houblonnières de petites tailles testent l’adaptation de la culture à la région et une association de producteurs a vu le jour. Des embryons de filières semblent donc s’organiser.
Le parallèle avec le vin va-t-il être poussé plus loin à l’avenir ? Surfant sur ce concept de lien au terroir, des brasseurs ont souhaité utiliser des fûts ayant contenu du vin local pour faire vieillir leurs bières. Mais attention à ne pas franchir la ligne blanche : pas question d’employer une référence aux appellations d’origine concernées. Un détournement de notoriété que les ODG surveillent avec vigilance.
Ludovic Belin, à Pernand-Vergelesses (21), Frédéric Julien à Rasteau (84), Brice et Rémi Mouton à Burosse (32)… Ils sont quelques-uns à avoir ajouté une activité de brassage à celle de vinificateur, avec des motivations qui peuvent être variées : nécessité de diversification, volonté d’explorer une autre production finalement assez proche de la vinification… Ainsi, lorsqu’il a commencé à se renseigner, Ludovic Belin s’est rendu compte qu’il possédait environ 60 % des connaissances nécessaires : « levures, fermentation, enzymes, maitrise des températures, matériel… les similitudes entre l’élaboration du vin et de la bière sont nombreuses », estime-t-il. Une activité complémentaire, en saison de travail… et aussi parfois dans la commercialisation, puisque les clients qui achètent du vin peuvent aussi être intéressés par de la bière. Et vice versa.
Article paru dans Viti Leaders d'avril 2019